Aristote : une éthique de l'acquisition : épisode • 2/3 du podcast L'économie selon les penseurs de l’Antiquité

Aristote instruisant Alexandre le Grand - North Wind Picture Archives
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Avec Aristote, l'économie est placée sous le signe de l'éthique. Pensant aussi bien la nécessité de l'échange que les dangers de la chrématistique, le philosophe porte un regard critique sur le commerce et sur l'argent, qui est encore d'une grande actualité.

Avec
  • Patrick Mardellat Professeur des universités à Sciences Po Lille et chercheur au laboratoire CLERSE (clersé)
  • Charlotte Murgier Maîtresse de conférences en philosophie ancienne à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Aristote (384-322 av. J.-C.) mène une vie bien éloignée de la tranquillité d’un philosophe pleinement consacré à l’écriture et à la pensée. Marqué par l'exil et la disparition des cités grecques autonomes, peu à peu absorbées par l'extension de l'empire d'Alexandre le Grand, il développe une philosophie pratique, moins idéelle que celle de son célèbre maître Platon. Il l’enseigne notamment au Lycée, l’école philosophique qu’il crée à Athènes sur le modèle de l’Académie platonicienne, célèbre pour son promenoir qui servait souvent de cadre à des cours déambulatoires. Le premier, Aristote, prend au sérieux l'économie en tant que savoir, et en propose une philosophie qui a inspiré les pères de l'économie politique, d'Adam Smith à Karl Marx.

L'économie : un savoir toujours subordonné aux enjeux éthiques

Pour Aristote, l'économie appartient à la sphère privée et se rattache à la vie domestique. Comme l'explique Patrick Mardellat : "L'économie peut être définie chez Aristote à partir du rapprochement de deux termes grecs. D'abord l'oikos, qui renvoie à la famille, à la maison, au lieu de vie, et ensuite le 'nomos'qui renvoie à l'idée de règle ou de convention. Chez Aristote, l'économie est donc un rassemblement de personnes formant une unité familiale autour d'un principe qui les unit en vue d'une certaine finalité : de bien vivre. Dans les langues modernes, le terme qui traduit le mieux cette idée est probablement celui de 'household' en anglais. C'est ce qui tient une maison ensemble". Cette organisation familiale de l'économie est au fondement de la vie en cité et donc de la possibilité pour l'homme de se réaliser en tant qu'"animal politique". Charlotte Murgier explique : "L''oikos' est une communauté pré-politique, dont le but est d'assurer le vivre. Vient ensuite le village qui est un rassemblement de familles, puis enfin la cité, qui représente réellement l'entrée au stade politique. Il ne s'agit alors plus seulement d'assurer le vivre, mais le bien vivre, la vie heureuse. Ces stades pré-politiques sont indispensables pour procurer à la cité l'autarcie, l'autosuffisance qui permettra de développer le bien vivre à travers des vertus morales et intellectuelles. Donc c'est indispensable, mais on n'est pas encore dans le politique : l'économie a un statut qui demeure subordonné à la politique". Si Aristote propose une pensée de l'économie, elle n'est donc pas développée pour elle-même, mais immédiatement placée sous l'éthique et la politique. Il n'est d'ailleurs pas anodin que ce soit dans La Politique et dans L'Éthique à Nicomaque qu'on en trouve les éléments majeurs.

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Du commerce naturel aux dangers de la chrématistique

Aristote forge le terme de "chrématistique" à partir du terme grec chrémata (l’argent, la richesse) pour désigner l'art d'acquérir des richesses. Cet art se déploie néanmoins sous deux formes. D'abord, lorsqu'ils sont placés sous leur fin naturelle, c'est-à-dire sous la fin du bien vivre, l'échange et le commerce sont conformes à la nature. Patrick Mardellat : "À la différence de Platon, chez qui l'économie nous aspire immédiatement dans la démesure et le malheur, Aristote admet qu'il y a deux formes de l'économie. Il existe une bonne forme de l'économie, qui est inscrite dans les limites de la fin naturelle de l'existence humaine. Et donc, chez Aristote, il y a un intérêt pour le savoir économique, c'est-à-dire pour les distinctions notionnelles, qui nous permettent d'éviter de sombrer dans le malheur de la mauvaise économie". Contre son maître, Aristote défend ainsi la propriété privée, qui peut permettre aux citoyens de cultiver certaines vertus. C'est ce qu'explique Charlotte Murgier : "Aristote critique la communauté des femmes, des enfants et des biens mis en place par Platon dans 'La République', au motif que, sous prétexte d'améliorer l'homme moralement en déracinant les intérêts privés et en enlevant les causes d'injustices, Platon aurait en fait appauvri moralement l'homme. Il l'a appauvri en le privant de la possibilité d'être libéral, c'est-à-dire d'accomplir des actions généreuses, de donner à ses amis. On ne peut donner que si l'on possède quelque chose à donner. Donc, sans propriété privée, on ne pourra pas mettre en application la vertu de libéralité."

Pour Aristote, il existe néanmoins une forme perverse de la chrématistique, qui s’extirpe de la sphère économique à proprement parler et est en ce sens contre-nature. Comme l'expose Patrick Mardellat, le philosophe est marqué par la transformation du monde économique antique : "Aristote est contemporain d'un développement des échanges au loin – ce qu'on pourrait appeler le commerce extérieur – au détriment des échanges locaux. Cela entraîne un recours de plus en plus marqué à la monnaie. Or, à l'occasion du développement de ces échanges monétaires, il y a une perversion de l'échange, de la chrématistique. Des professions se développent autour de la recherche et du désir de l'argent et non plus simplement de la satisfaction des besoins." Pour Charlotte Murgier : "Aristote pointe à plusieurs reprises la perversion de la richesse illimitée, qui transforme le moyen en fin. L'argent étant par définition sans limite, quand on en a, on en veut toujours plus." Cette approche influence fortement la pensée scolastique de Thomas d'Aquin au Moyen Âge, ou encore l'analyse que Marx propose de la monnaie et de la marchandise dans Le Capital (1867). Aujourd'hui encore, on en retrouve les traces dans les nombreuses critiques portées au modèle capitaliste et à la mondialisation des échanges.

Références sonores

  • Un extrait du film Le Prénom, co-realisé par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte et sorti en 2012
  • Lecture d'un extrait d'Aristote, La Politique, Livre I
  • Archive - Un extrait de la comédie radiophonique Les déboires de Midas de Ferny Besson, diffusée en 1970 dans l'émission "Premières Répliques" sur France Inter
  • Lecture d'un extrait de Karl Marx, Le Capital (1867), livre I

Références musicales

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