CitéPhilo à Lille. Chantal Jaquet : un parcours et une philosophie hors normes

Pour la 26ème édition du festivale CitéPhilo qui débute vendredi 4 novembre 2022 à Lille (Nord), les organisateurs ont choisi Chantal Jaquet comme invitée d’honneur. Rencontre.

Rencontre avec Chantal Jaquet, invitée d'honneur du festival CitéPhilo à Lille (Nord).
Rencontre avec Chantal Jaquet, invitée d’honneur du festival CitéPhilo à Lille (Nord). (©Hannah Assouline)
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Pour la 26e édition de CitéPhilo qui débutera vendredi 4 novembre 2022 à Lille (Nord), le festival reçoit comme invitée d’honneur Chantal Jaquet. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée et docteure en philosophie, elle interviendra sur quatre conférences autour de ses principaux sujets d’études : la philosophie du corps et de l’odorat, Spinoza ainsi que le concept des « transclasses ». Rencontre avec celle qui se qualifie de « philosophe nomade ».

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De Spinoza aux transclasses

Actu : Vous avez débuté vos recherches avec l’étude de Spinoza, puis vous avez étudié l’odorat et enfin théorisé et réfléchi sur le parcours des transclasses. Comment travaille-t-on sur des thématiques aussi différentes ?

Chantal Jaquet : C'est un travail qui implique que les objets ne soient pas nécessairement pensés de façon simultanée. Ma réflexion initiale sur Spinoza m'a conduite à m’interroger sur la puissance du corps puis à penser contre moi-même : réfléchir sur l'odorat et sa puissance. Ce qui m'intéresse, c'est cette dynamique du passage et du changement qui se joue aussi bien à travers le corps, les odeurs ou le passage de classe.
Je n'ai pas envie de m'installer dans un domaine que je connais et de capitaliser là-dessus comme on le fait parfois en étant le spécialiste qu'on invite. J'ai envie de me déplacer, d'être une philosophe nomade. Voilà pourquoi je n'ai pas suivi la voie toute tracée qui consistait à me baptiser uniquement "Spinoziste".

Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée à l’odorat ?

CJ : L'odorat est sans doute le sens le plus méprisé par les philosophes parce qu’il nous met en relation avec le puant, le sale. Mon défi a été de montrer que c'était une modalité de notre relation à l'autre et même au monde. On ne peut pas vivre en fermant en permanence nos narines. Voilà pourquoi, en voulant penser la puissance du corps, j’ai essayé de chercher là où elle pouvait apparaître la plus faible et voir qu'il y a quand même aussi une puissance de tous les sens : réhabiliter le sensible en général.

Qu’allez-vous aborder dans la thématique : “philosopher sur le corps et sur le sens de l’odorat” ?

CJ : Je voulais insister sur le corps, dans la perspective de Spinoza : penser l’unité du corps et de l'esprit. Il ne faut pas en faire un ennemi comme ça a pu être le cas mais le penser dans toutes ses aptitudes et sa puissance. Ce qui m’a intéressée dans cette analyse, c'est de voir comment il pouvait être expressif de notre relation à autrui, penser la manière dont les pratiques esthétiques sont en même temps des pratiques intellectuelles et physiques.

Des sujets d’études variés, mais qui visent à s’enrichir les uns les autres

Que mettez-vous derrière le concept de transclasse ?

CJ : La classe sociale se définit par les capitaux sociaux, économiques, culturels et symboliques. Le concept de « transclasse » désigne le processus par lequel des individus changent de classe sociale. « Transclasse » ne définit pas une identité mais un processus, sans élévation ou « déclassement ». Le terme désigne le changement non instantané, on peut acquérir le capital culturel d’une classe, sans en acquérir le capital économique.

Pourquoi avez-vous eu le besoin d’inventer ce concept ?

CJ : Cette transition est désignée en sociologie par « mobilité sociale », ce qui évince les mobiles euxmêmes. J’ai voulu donner un nom à ces mobiles, pour les faire exister, qu’ils se rendent compte que leur situation n’est pas qu’une expérience singulière. Les concepts déjà utilisés étaient marqués par des jugements de valeur, le mot “transclasse” permet de désigner factuellement cette transition.

En quoi la philosophie de Spinoza éclaire-t-elle le concept de transclasse ?

CJ : Quand on pense, on pense avec tout son être, c’est pour cela que Spinoza m’a influencé de façon indirecte. J’ai d’ailleurs écrit un article intitulé « La mobilité sociale au prisme de Spinoza ». Il y a aussi chez Spinoza un parcours de non-reproduction, il passe d’un milieu juif de commerçants aisés à un isolement, en étant philosophe.

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Faire exister des parcours pas ou peu représentés

Avez-vous basé la définition de ce concept sur des expériences singulières ?

CJ : Les transclasses sont des individus qui s'écartent du modèle dominant de la reproduction sociale, du mimétisme familial. Il fallait alors penser les singularités tout en formant un concept universel. Il m’a semblé intéressant de nourrir la réflexion par des exemples présents dans la littérature, comme Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir par exemple. Il faut penser avec toutes les ressources : la sociologie, la littérature, l’autobiographie, l’auto-sociobiographie.
Aussi, je n’évoque jamais mon parcours, sauf sous la forme d’une enquête sociologique, à travers des statistiques. Le risque en faisant intervenir sa propre histoire, c’était de prendre son cas pour une généralité.

Y a-t-il un profil type du transclasse ? (Genre, milieu professionnel…)

CJ : Il n'y a pas de profil type du transclasse mais une structure commune : des institutions économiques qui favorisent ou qui les empêchent, avec des aides, des bourses, des quotas. Votre parcours va être influencé par votre insertion dans un cadre ou non. Cette structure de passage existe pour tous les individus. Cependant, l’histoire intime influe sur la manière dont il s’opère.

Les transclasses à travers le regard de la société

Dans une interview donnée à France Culture, vous abordez la question de la honte qui peut être ressentie par les transclasses. Une personne dans cette situation a-t-elle toujours honte au sein de son nouveau milieu social ?

CJ : Pas nécessairement, tout dépend de la trajectoire. Il peut y avoir un sentiment de rejet, par des vêtements démodés par exemple, mais aussi une valorisation, ceux qui sont plus aisés peuvent admirer le parcours d’un transclasse. Pour moi, la fierté est le revers de la honte, c’est son reflet positif. La honte n’est pas systématique, c’est un travail de déconstruction de ce qui nous compose, et la philosophie est ici d’une grande aide.

Que pouvez-vous nous dire du regard que porte la société en 2022 sur les transclasses ?

CJ : Actuellement, il y a une forte évocation de la question des transclasses. On est dans une période où il y a peu d’espoir global de changement collectif. Cet intérêt est lié à une idéologie qui, en constatant l’immobilisme de la société (en termes de classes sociales), à tendance à vouloir valoriser des cas rares de transclasses, pour montrer que « quand on veut on peut », en mettant l’accent sur des « vedettes transclasses », comme des acteurs et actrices, sportifs ou sportives.

Cité Philo c’est, pendant tout le mois de novembre, une centaine de conférences, débats et tables rondes, autour des grands domaines de la pensée. A Lille et dans de nombreuses villes des Hauts-de-France, 200 intervenant.es et chercheur.euses feront vivre cet évènement, cette année. L’entrée est gratuite, dans la limite des places disponibles, accessible à tous publics. Plus d’information sur www.citephilo.org

Eloïse Adamo et Louisa Darrigrand

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