La Lettre de l'ISJPS n° 14 | Normes, sciences et techniques

L'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne est une unité mixte de recherche pluridisciplinaire réunissant juristes et philosophes. Il développe une réflexion transversale sur le devenir des normes et des catégories face aux défis du monde contemporain. La Lettre de l’ISJPS porte tous les deux mois un regard approfondi sur les activités de recherche de l’UMR.

Fidèle à la transversalité de ses recherches, l’ISJPS fait aujourd’hui dans sa Lettre se croiser les réflexions d’une philosophe, Catherine Larrère, et d’une juriste, Christine Noiville ; il s’agit ici d’analyser les enjeux et la portée des initiatives citoyennes (conventions, manifestations…) dans les domaines écologique et nucléaire.

L’interview de Laurie Friant permet par ailleurs de mettre l’accent sur ses recherches en droit de la santé et, plus particulièrement, sur un programme porté par le centre normes, sciences et techniques sur les violences gynécologiques et obstétricales.

La nature en démocratie

Catherine Larrère

Professeure émérite de philosophie à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Comment les démocraties prennent-elles en charge l’action écologique ? Mal, est-on tenté de répondre. Les démocraties peinent à faire face : elles ne font pas grand-chose, en tout cas pas assez, qu’il s’agisse du bilan énergétique, de la lutte contre l’érosion de la biodiversité, de l’interdiction des phytosanitaires, ou du contrôle des chasseurs… Trop souvent les gouvernements affichent des ambitions écologiques qu’ils ne tiennent pas. L’impuissance des démocraties à imposer des mesures efficaces paraît telle que certains écologistes sont tentés par les solutions autoritaires.

Cependant, les initiatives citoyennes se multiplient. Il y en a de toutes sortes, aussi bien par leurs formes – conventions citoyennes, actions de désobéissance civile – que par leur objet – participation aux manifestations mondiales pour la justice climatique, actions locales pour défendre des espèces menacées, expérimentations collectives de nouvelles façons d’habiter la Terre… Mais dans tous les cas, les citoyens manifestent ainsi leur volonté de jouer un rôle actif dans la détermination des choix faits pour le bien commun. Comme l’ont montré les propositions de la récente convention citoyenne pour le climat, les politiques écologiques ne doivent pas seulement être efficaces, elles doivent aussi être  justes et ne  doivent pas aggraver les inégalités déjà existantes. 

Comme toute action participative, ces mobilisations citoyennes ne se satisfont pas de la délégation de pouvoir qui définit les démocraties représentatives où la décision politique revient aux représentants politiques élus ou aux autorités déléguées. Mais, par le type de diagnostic qu’elles exigent (pour évaluer les causes du changement climatique et en anticiper les effets, par exemple) comme par la nature des projets dont l’impact doit être évalué (telles les installations nucléaires), les questions écologiques requièrent une intervention scientifique particulièrement importante. Dans le cours habituel de la décision politique, il est donc fait appel aux scientifiques, placés en position d’experts pour présenter la situation et les possibles qu’elle offre aux décideurs politiques (c’est le rôle que joue le GIEC, entre autres). Les mobilisations citoyennes, spontanées ou encadrées, questionnent ces formes de décision liant experts et politiques et conduisent à étudier quelle place donner à la compétence du public dans l’élaboration des décisions et dans le suivi des politiques écologiques. 

Pour aller plus loin

La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, sous la direction de Jean-Michel Fourniau, Loïc Blondiaux, Dominique Bourg, Marie-Anne Cohendet, Paris, Hermann, Les colloques de Cerisy, 2022

Joëlle Zask, Écologie et démocratie, Paris, Premier Parallèle, 2022

Les conférences de citoyens : vers la mort de la démocratie représentative ?

Christine Noiville

Directrice de recherche au CNRS, directrice de l'ISJPS

En matière de choix scientifiques et techniques et, plus généralement, sur des sujets d’intérêt général complexes, les conférences de citoyens s’imposent progressivement comme un mécanisme clé de la démocratie, pour peu que soient respectées diverses conditions d’organisation et de formation des "profanes" qui y participent. Mais quelle place ont-elles vocation à occuper dans l’ordre juridique ? Si la question ne date pas d’hier, elle est aujourd’hui renouvelée, à la fois par les doutes entretenus sur la capacité représentative de la démocratie… représentative, par la multiplication des conférences de citoyens – sur le climat, la vaccination, etc. – et par la promesse un temps formulée que l’avis issu de la Convention climat pourrait être repris par nos gouvernants sans les filtres classiques de la démocratie parlementaire. Se trouve alors plus que jamais posée la question de la portée juridique des avis citoyens et de leur apport au fonctionnement de la démocratie. Elle suscite des oppositions semble-t-il irréconciliables, renvoyant dos à dos ceux pour qui ces avis, issus de citoyens éclairés et neutres, devraient avoir force de loi, et ceux qui doutent que Monsieur ou Madame Toutlemonde ait quelque chose à dire des choix à opérer sur des questions aussi complexes que le changement climatique ou la lutte contre les fléaux sanitaires. 

Un avis rendu à l’issue d’une récente conférence de citoyens organisée par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) permet de revenir à une appréciation plus mesurée. Il porte sur la "phase pilote" du projet dit "Cigéo" de stockage géologique profond des déchets nucléaires les plus dangereux, c’est-à-dire sur les premières années de déploiement du projet s’il est autorisé(1). Or l’avis est intéressant, non seulement quant à ce que préconisent les citoyens relativement au projet d’enfouissement lui-même mais aussi et surtout quant au "mode de gouvernance" préconisé. À la question de savoir qui, in fine, doit décider si la "phase pilote" de Cigéo est concluante et permet ou non de poursuivre le projet d’enfouissement, les citoyens répondent qu’ils sont simplement consultés et que c’est au Parlement d’être décisionnaire. L’avis est sur ce point consensuel, quelles que soient les positions des uns et des autres sur Cigéo et sur le nucléaire. Aux citoyens de donner leur avis – consultatif donc –, aux élus de trancher. Mais à deux conditions que les citoyens ont pris soin de formuler et qui font tout l’intérêt de l’avis. D’une part, pour que leurs préconisations aient "un rôle réel", ils proposent que le Parlement fasse "un retour argumenté" et "motivé" de ce qu’il en retient ou non. Autrement dit, la démocratie représentative ne peut (re)devenir crédible aux yeux des citoyens que si les élus, sans nécessairement reprendre à leur compte les avis émis, les prennent en compte véritablement. D’autre part, s’il revient au Parlement de décider, il doit le faire selon une démarche politique noble, animée par le souci du bien public et donc éclairée par les données scientifiques disponibles. La loi qui devra être votée par le Parlement pour valider ou non la poursuite de Cigéo au terme de la phase pilote devra être "déterminée par les résultats obtenus". Il s’agit de rejeter toute perspective politicienne comme celle qui a marqué ces dernières décennies l’adoption de lois de transition énergétique aux objectifs surdimensionnés par rapport à ce qui était faisable.   

Aux élus de trancher mais au regard d’avis de citoyens et d’une expertise solide : c’est donc l’injonction qui ressort de cette expérience de démocratie délibérative. Tous ceux qui souhaitent que les débats difficiles à mener par notre société se déroulent dans des instances de délibération démocratiques plutôt que dans les prétoires verront là une source d’inspiration.

(1) Avis du 10/07/2021

Pour aller plus loin

Une version développée de ce texte, signée par Christine Noiville et Florence Bellivier, est à retrouver dans le dernier numéro des Cahiers Droit, Sciences & Technologies, Covid, vaccins et droit des brevets (papier ou en ligne).

Droit de la santé

Laurie Friant

Post-doctorante au centre normes, sciences et techniques

Laurie Friant est depuis septembre 2021 post-doctorante à l’ISJPS au sein du centre normes, sciences et techniques. Elle travaille avec Elsa Supiot et Anne Simon sur le GIP "Les violences gynécologiques et obstétricales saisies par le droit".

 

Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à cette question ?

La question des violences gynécologiques et obstétricales fait écho à mes recherches qui portent sur le droit de la santé. Je questionne à travers ces recherches, notamment dans mes travaux doctoraux, la responsabilité des professionnels de santé et des établissements de soins ainsi que la relation patient (ici, patiente)-médecin.  

 

Pourriez-vous nous en dire davantage sur vos travaux doctoraux ?

Ma thèse porte sur la réparation des dommages causés par les produits de santé. 

Elle part d’un double constat : la récurrence et la multiplication des dommages causés par les produits de santé, d’une part, et l’apparition et le développement de nouveaux modes de réparation, d’autre part. L’outil de réparation des dommages causés par autrui est traditionnellement le droit de la responsabilité civile. Mais depuis quelques années, on a vu apparaître un autre outil : le fonds d’indemnisation. L’intention qui se cache derrière l’apparition de ces fonds est louable : il s’agit d’améliorer la prise en charge des victimes, de les indemniser rapidement, au terme d’une procédure simple, sans un recours au juge qui supposerait de mettre en œuvre une lourde procédure.

Cela conduit toutefois à superposer les outils de réparation, ce qui nuit à la lisibilité et à l’efficacité du droit. C’est pourquoi j’ai proposé d’aller au bout de la logique initiée il y a quelques années maintenant : se détourner définitivement du droit de la responsabilité civile pour les dommages causés par les produits de santé et recourir à un fonds d’indemnisation unique pour toutes ces victimes et non plus uniquement pour quelques-unes d’entre elles comme c’est le cas en droit positif.

Cette proposition a retenu l’attention et suscité de nombreux débats ; elle remet en effet en cause le droit de la responsabilité civile, institution bicentenaire. Il faut néanmoins savoir qu’aujourd’hui, cette institution est bien différente de celle pensée par les codificateurs de 1804 : elle ne conduit plus à faire peser sur les responsables la charge du dommage qu’ils ont causé. Assurés, les responsables des dommages ne réparent donc pas personnellement les conséquences de leurs actes.

 

En quoi ces travaux nourrissent-ils vos recherches sur les violences gynécologiques et obstétricales ?

Mes travaux de thèse me permettent d’apporter au projet une plus-value à deux niveaux. Sur le fond, d’abord, je me suis intéressée à la question de l’expertise. Or, dans le cadre des violences gynécologiques, l’expertise suscite de nombreuses difficultés, notamment en ce qui concerne l’appréciation des préjudices. J’ai également travaillé sur la question de la médecine défensive, qui est centrale en matière de violences gynécologiques. 

Pour aller plus loin

L'ensemble des témoignages recueillis dans le cadre du projet "Les violences gynécologiques et obstétricales saisies par le droit" sont disponibles sur la chaîne de l'ISJPS.

Martin Winckler, médecin généraliste et écrivain

Philippe Deruelle, professeur des universités-praticien hospitalier de gynécologie obstétrique aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg