La Lettre de l'ISJPS n° 15 |  Travaux en droits étrangers

L'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne est une unité mixte de recherche pluridisciplinaire réunissant juristes et philosophes. Il développe une réflexion transversale sur le devenir des normes et des catégories face aux défis du monde contemporain. La Lettre de l’ISJPS porte tous les deux mois un regard approfondi sur les activités de recherche de l’UMR.

Les thématiques de recherche transverses et interdisciplinaires de l’ISJPS incitent tout naturellement ses membres à travailler sur des questions de droits étrangers. Qu'il s'agisse de l'écriture d'une nouvelle constitution au Chili, de l'apport de l'Amérique latine à l'esquisse d'un droit commun ou de l'étude des droits asiatiques, cette Lettre présente des travaux menés par des membres de l'ISJPS dans d'autres espaces que la France.

Le Chili confronté à l’écriture d’une nouvelle constitution

Xavier Philippe

Professeur de droit public à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur adjoint de l'ISJPS, responsable du centre Sorbonne constitutions & libertés

Depuis octobre 2020, le peuple chilien a, par référendum, décidé de l’écriture d’une nouvelle constitution par une assemblée constituante élue en mai 2021. 

L’ISJPS (UMR 8103) et l’UMR PRODIG (UMR 8586) ont conçu à cette occasion un programme transdisciplinaire de recherche destiné à étudier cet organe nouvellement élu, composé majoritairement d’indépendants, y compris des peuples originaires, et de partis de gauche : comment allait-il inclure dans son travail de fabrication d’une constitution les préoccupations géographiques et environnementales se trouvant au cœur des revendications sociales ?

Depuis la mise en œuvre de ce processus en 2021, l’équipe mixte, composée de juristes et de géographes, a suivi à travers un séminaire mensuel les enjeux environnementaux, sociaux et territoriaux représentés par cette expérience sans précédent au Chili. Durant la deuxième quinzaine du mois de juin 2022, une mission d’observation et d’expertise a permis aux membres de l’équipe d’assister à la dernière semaine de travail des constituants chiliens et d’échanger avec eux sur leur expérience, leurs impressions, leurs doutes mais également leurs espoirs. 

Réécrire une constitution au Chili représentait une vieille revendication de la population : l’actuelle remonte à 1980, époque de la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Amendée à de nombreuses reprises, cette constitution d’inspiration néo-libérale demeura après le retour à la démocratie, mais les conditions de son remplacement total n’étaient pas réunies pour pouvoir y procéder.  L’idée refit progressivement son chemin mais ne put se concrétiser que sous la pression de la rue et des mouvements sociaux en 2019. L’appel au référendum donna naissance à ce mouvement de reconstruction constitutionnelle dont la Convention constitutionnelle fut la résultante. Très vite, il apparut que les enjeux sociétaux se focalisaient sur des questions classiques lors de l’élaboration de constitutions, comme le système politique ou le statut des entités territoriales, mais également sur des questions inédites : l’égalité des genres, l’eau, la terre, la forêt, les ressources minières… Ces enjeux ne sont pas nouveaux mais, comme pour le reste de la planète, ils sont devenus impossibles à ignorer et le Chili s’apprête à être l’un des premiers États à les intégrer dans son texte juridique fondateur. 

Les constituants ont eu peu de temps pour relever ce défi ! Moins d’un an pour écrire un texte nouveau. Ils ont réussi leur premier pari : celui de tenir un délai et d’offrir un projet qui, à défaut d’être idéal, constitue un compromis innovant. Si certaines sources d’inspiration sont palpables, certaines novations pourraient servir d’exemples dans d’autres contextes. La Convention constitutionnelle chilienne aura surmonté l’échec que l’on lui prédisait. Il reste que le texte présenté au Président de la République le 4 juillet devra être approuvé par référendum le 4 septembre… L’aventure est loin d’être terminée ! 

Vivre ce moment avec ceux qui le font demeure un privilège de la recherche appliquée qui permet de mieux comprendre les enjeux, mais également les contraintes, ce que la seule lecture des textes ne permet pas.

Contributions de l’Amérique latine à l’esquisse d’un droit commun – Lancement de l’IRP ALCOM

Kathia Martin-Chenut

Directrice de recherche au CNRS, coresponsable du centre de droit comparé et internationalisation du droit

Les 16 et 17 juin 2022 a été lancé l’IRP (International Research Project) ALCOM. Celui-ci permet de consolider les collaborations initiées depuis une quinzaine d’années avec l’Université de São Paulo (notamment les facultés de droit et de santé publique et de relations internationales) et d’approfondir des collaborations lancées plus récemment avec l’Université fédérale de l’État de São Paulo (Centre d’anthropologie et archéologie juridique), l’UNISINOS ou l’Université de Monterrey (Institut des droits humains et entreprises).

L’IRP ALCOM vise à identifier les contributions latino-américaines aux dynamiques normatives porteuses d’un droit commun. Ce dernier doit être compris comme un droit pluraliste qui s’efforce de concilier la singularité et le multiple et s’inscrit dans la lignée des travaux conduits par Mireille Delmas-Marty dans ses cours au Collège de France (notamment sur le pluralisme ordonné[1]) et de l’ouvrage Sur les chemins d’un Jus commune universalisable paru l’année dernière.

Pour qu’un droit soit véritablement commun, il ne peut pas se construire à travers des processus de transplantation unilatérale, que les pays d’Amérique latine ont bien connus pendant la période coloniale et même après la décolonisation. Il doit plutôt se façonner par le biais de processus multilatéraux impliquant des emprunts réciproques. Que nous apprennent les constructions régionales, qu’elles relèvent de l’intégration économique ou des droits humains ? Mais aussi les normes et pratiques juridiques nationales, lorsqu’elles rayonnent dans un espace régional voire au-delà ? 

En partant du constat que les contributions de l’Amérique latine ne se limitent pas à la participation des pays de la région à l’élaboration de normes internationales à vocation universelle, mais que ces contributions se traduisent aussi par le jeu d’interprétations dynamiques d’un corpus normatif déjà existant, et convaincue que la région peut être appréhendée comme un laboratoire de processus transformateurs du droit, l’équipe a retenu trois axes qui seront développés au cours des cinq prochaines années :

  • Mécanismes de justice transitionnelle pour faire face aux crises anciennes et nouvelles (comme la syndémie du COVID-19).
  • Acteurs et normes de protection de l’environnement face à la crise écologique.
  • Responsabilité(s) des entreprises face aux impacts sociétaux environnementaux de l’activité économique.

Pendant ces deux journées de lancement de l’IRP, les chercheurs et chercheuses impliqués ont pu débattre des pistes de recherche et modes opératoires en vue du développement de ces trois axes, puis bénéficier des conseils méthodologiques de spécialistes de la région ou des thématiques retenues. À l’issue de ces deux journées de travail, l’équipe s’est élargie pour accueillir des chercheurs et chercheuses de l’Université Javeriana de Colombie (Clinique de justice sociale), de l’Université Catholique du Parana (Clinique de droits humains), du Centre universitaire de Brasilia (Clinique entreprises, droits humains et politiques publiques) et de l’Université de Brasilia (Centre de recherche Droit, Ressources naturelles et durabilité). 

 

[1] Mireille Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit, tome 2, Le pluralisme ordonné, Paris, Seuil, 2006

État des lieux sur la recherche en droit asiatique

Eugénie Mérieau

Maîtresse de conférences en droit public à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’ISJPS, l’IREDIES et l’IRJS se sont associés pour organiser le lancement d’un séminaire sur "les droits asiatiques", organisé par Eugénie Mérieau, Linxin He et Virginie Kuoch et qui se tiendra mensuellement à partir de l’automne 2022. Alors que les grandes facultés de droit du monde ont créé leur centre de recherche sur les droits asiatiques comme à Harvard, Oxford ou encore Singapour, il n’existe en France aucun forum dédié à l’étude de ces droits. Le séminaire a pour vocation de contribuer à combler cette lacune et, dans le même temps, de participer à un nécessaire décentrement critique de la discipline. 

L'argumentaire du séminaire est le suivant. Le droit, "invention" par excellence de la Rome antique, serait la marque singulière de la culture occidentale. En Europe et aux États-Unis, les études oriental(ist)es ont longtemps posé le droit comme critère ultime de modernité, divisant le monde entre un Occident réglé par le droit et un Orient sans droit ; ce dernier se serait ensuite modernisé par un processus d’occidentalisation, largement juriciste. Aujourd’hui, en Asie, le droit ne serait toujours ni central au fonctionnement de la société ni "tout à fait du droit". Ces opinions "savantes" sont-elles pertinentes ? Quel est l’état de nos connaissances sur les droits asiatiques aujourd’hui ? À quels enjeux méthodologiques et épistémologiques devons-nous faire face dans notre démarche comparative ? Le séminaire sur les droits asiatiques vise à répondre à ces questions et à revisiter nos catégories produites par la rencontre juridique entre "l’Orient et l’Occident". 

La séance inaugurale, qui s’est tenue le 9 juin 2022, a réuni les spécialistes français du droit asiatique pour dresser un état des lieux de la recherche francophone sur les droits asiatiques, de la période dite "orientaliste" à nos jours.

Sont ainsi intervenus, dans un premier panel, Frédéric Constant, de l’Université Côté d’Azur, sur le thème Panorama mondial des études sur le droit chinois, Béatrice Jaluzot, directrice de l'Institut d'Asie Orientale à l’ENS Lyon, au sujet des Études de droit japonais en Occident : un état des lieux de l’enseignement et de la recherche ; Jean-Louis Halpérin, de l'École Normale Supérieure de Paris, concernant ses recherches sur les Tensions entre principe d'égalité et lois personnelles dans les droits asiatiques ; Jean-Pierre Cabestan, du CNRS, sur le thème Chine : État de lois sans État de droit, et Jérôme Bourgon, du CNRS, sur La continuité historique du droit chinois

Dans un second panel réunissant les doctorants, Virginie Kuoch, doctorante en droit constitutionnel comparé à l’École de droit de la Sorbonne (IRJS), est intervenue sur le thème de La nature hybride du droit constitutionnel hong kongais, Jean-Baptiste Scherrer, doctorant en droit privé à l’École de droit de la Sorbonne (IRJS), a présenté Une fable japonaise sur les concepts juridiques, et Valentin Martin, doctorant en droit international à l’École de droit de la Sorbonne (IREDIES), a évoqué La politique juridique extérieure de la Chine à l'égard du règlement des différends internationaux.

La séance s’est clôturée par un cocktail de lancement du livre d’Eugénie Mérieau, Constitutional Bricolage : Thailand’s Sacred Monarchy vs. The Rule of Law (Oxford, Hart, 2021), dans lequel l’autrice, à partir de la question "La Thaïlande est-elle une monarchie constitutionnelle ?", propose une critique de la discipline du droit constitutionnel comparé et invite, en mobilisant le concept lévi-straussien de "bricolage", à une réflexion sur la catégorie "monarchie constitutionnelle" dans ses rapports au droit, à la politique et à la religion.