La Lettre de l'ISJPS n° 19
Violences sexuelles et enfance en guerre

L'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne est une unité mixte de recherche pluridisciplinaire réunissant juristes et philosophes. Il développe une réflexion transversale sur le devenir des normes et des catégories face aux défis du monde contemporain. La Lettre de l’ISJPS porte tous les deux mois un regard approfondi sur les activités de recherche de l’UMR.

Fort de ses expertises pluridisciplinaires et internationales, l’ISJPS porte, avec l’Université d’Angers et l’Université de Liège, le projet ANR Violences sexuelles et enfance en guerre (VSEG).

Les enfants sont en effet victimes de violences sexuelles dans les conflits armés ; le projet VSEG vise à analyser ce phénomène massif et constitutif de crimes internationaux. Il s’agit de comprendre les différentes formes actuelles de cette violence, afin ensuite d’identifier les difficultés du droit et de la justice internationale à répondre à ces crimes. La finalité de VSEG est de contribuer à la lutte contre l’impunité en identifiant des moyens de mieux prévenir les actes, d’en sanctionner les responsables et de permettre la pleine réparation des victimes.

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Le projet VSEG : genèse et équipe

Des enfants sont violés pour faire fuir leur communauté. D’autres sont enrôlés de force pour servir d’esclaves sexuels. Ils sont enlevés, emprisonnés, torturés pour terroriser la population et réduire leur famille et les belligérants au silence. Parfois issus du viol, ils naissent de grossesses forcées, leur mère ayant servi d’incubateur à de futurs combattants. 

Le phénomène est mal connu et peu étudié. Largement impuni, il tend à persister dans les temps post-conflictuels. Si les mineurs sont victimes, ils sont aussi souvent auteurs de violences. Doit-on les considérer comme victimes ou bourreaux ? Comment traiter leur cas à tous, d’un point de vue social, psychologique, juridique ? Que font les États, à l’échelle nationale et internationale, pour lutter contre ces viols et violences sexuelles en temps de guerre et accompagner le retour à la paix ? 

S’étendant d’octobre 2022 à octobre 2025, le projet implique, outre le Centre de droit comparé et internationalisation du droit de l’ISJPS, plusieurs partenaires :

Le Comité de coordination est constitué de :

  • Bérangère Taxil (Université d’Angers), responsable scientifique,
  • Isabelle Fouchard (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), co-responsable scientifique,
  • Adelaïde Blavier (Université de Liège), co-responsable scientifique,
  • Coralie Klipfel (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), chercheuse post-doctorante responsable de la clinique juridique et du réseau Jeunes Chercheurs du projet VSEG,
  • Julien Hellio (Université Toulouse Capitole 1), doctorant en droit international et ingénieur d'études du projet.

L'ensemble de l'équipe et des membres associés est présenté sur le site dédié au projet VSEG.

Axe 1 du projet

Le droit international appréhende-t-il de manière satisfaisante les formes et les motifs des violences sexuelles contre les enfants ?

Coordination : Bérangère Taxil

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Le premier axe du projet consiste à effectuer un travail de recensement et de catégorisation des formes et motifs des violences sexuelles contre les enfants en vue de déterminer si les normes primaires existantes dans les différents champs du droit international (droit international humanitaire, droit international pénal, droits de l’homme/de l’enfant, droit de la responsabilité des États, droit de l’ONU) sont suffisantes à les appréhender ou s’il faut en proposer de nouvelles.

Deux prémices sont visibles : d’une part, les contextes des violences sexuelles et le niveau de violence varient, de même que leurs finalités. D’autre part, le droit international semble peiner à évoluer pour régir et prévenir le phénomène, comme si la violence sexuelle contre les enfants relevait de l’indicible ou de l’impensable. En effet, les traités internationaux et lois et coutumes de guerre régissant spécifiquement les conflits armés sont datés et euphémisants, n’ayant guère cherché à connaître de la violence sexuelle. Seul le viol est mentionné, dans le but de protéger les femmes en particulier. En matière de droits de l'homme, les Conventions internationales de protection des femmes (1979) et de l’enfant (1989) garantissent le droit à l’intégrité physique et à la santé, sans mentionner la violence sexuelle. Si un protocole international a été adopté en 2000 sur l’implication des enfants dans les conflits armés, il vise surtout à proscrire l’enrôlement forcé des enfants-soldats, et ne mentionne jamais la violence sexuelle. De son côté, le droit international de l’asile, protégeant contre les persécutions, ne mentionne aucun motif express fondé sur l’orientation sexuelle ou le genre et ne protège que de manière indirecte les jeunes filles victimes de mariage forcé ou de prostitution forcée. Par ailleurs, si l’ONU s’est penchée avec attention depuis 2000 sur le sujet de la violence sexuelle dans les conflits armés, le degré de normativité de ce que l’organisation produit, relevant de la soft law, interroge. En substance, il semble que les sources de droit soient elliptiques et éclatées, relevant de multiples champs dont l’articulation mérite d’être étudiée. 

Il est donc temps d’identifier les actes pour mettre des mots sur les choses. Les types d’acte peuvent inclure des violences sexuelles en détention, dans des camps, ou peuvent être alimentés par des violences rituelles de sociétés traditionnalistes, ou par la déstructuration sociale liée à la conflictualité. Les violences sexuelles contre les enfants peuvent faire partie intégrante de la conduite des hostilités en recourant à l’enrôlement et l’esclavage des enfants, à terroriser les communautés, à déplacer des populations en les faisant fuir (RDC), à "épurer" des ethnies, à faire naître de nouveaux combattants (Daech), à réduire l’ennemi au silence (Syrie). Le statut de la CPI liste ainsi de multiples actes constitutifs de crimes de guerre, crime contre l’humanité, voire de crime de génocide. Les historiens ont mis en évidence que la violence sexuelle dans les conflits armés ne devait rien au hasard, sans pour l’instant se pencher sur l’enfance en guerre. VSEG approfondira les recherches en établissant des typologies au regard des conflits contemporains, afin de vérifier l’adaptation du droit international à ce phénomène de masse.

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Axe 2 du projet

Comment mettre en œuvre les différentes responsabilités, face à une impunité généralisée ?

Coordination : Isabelle Fouchard

Le constat est commun, en France comme ailleurs, en paix comme en guerre : l’impunité règne et les responsabilités des auteurs de violences sexuelles contre les enfants sont difficiles à mettre en œuvre. En temps de conflits, les groupes armés sont les principaux responsables d’une criminalité sexuelle massive et systématique mais les agents publics peuvent également être impliqués dans ce type d’actes, qu’ils soient membres des forces de l’ordre, des forces armées ou d'une organisation internationale.

La piste la plus classique est celle de la responsabilité pénale de l’auteur direct de l’acte. Elle est difficile à mettre en œuvre en raison du contexte de conflit mais aussi du haut niveau d’exigence probatoire et de la difficulté de recueillir les preuves auprès de jeunes victimes et de les conserver. Cependant, des procès notables voient le jour, tel que celui de Kavumu en République démocratique du Congo (RDC) devant la justice militaire, en audience foraine sur le lieu même des crimes. Une autre perspective pourrait être celle de la compétence universelle dans un autre État, rarement mise en œuvre. La justice pénale internationale, quant à elle, cherche depuis deux décennies à appréhender les violences sexuelles dans leur globalité mais sans perception spécifique de la situation des enfants. Les nouveaux documents de politique générale du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), adoptés en décembre 2023, sur les violences sexuelles et de genre, d’une part, et sur les crimes affectant les enfants, d’autre part, laissent entrevoir une prise de conscience du besoin de renouveler les pratiques judiciaires internationales en la matière.

D’autres pistes sont à explorer comme celle d’une responsabilité qui traduise la nature collective des crimes de masse et se fonde sur l’appartenance d’un individu à un groupe à l’origine de crimes. La voie de l’entreprise criminelle commune développée par les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda a fait l’objet de critiques en raison de la distanciation entre le crime et le condamné et le faible niveau de preuves directes de son implication individuelle. En revanche, la co-perpétration directe ou indirecte, retenue par la CPI, mérite d’être explorée dans l’appréhension des violences sexuelles commises contre les enfants.
Au-delà des individus, comment responsabiliser les États, qui laissent passivement commettre ces actes malgré leurs devoirs de protection des populations civiles ? Quelles voies choisir, entre "responsibility" et "accountability", pour violation des droits de l'homme ou d’une obligation internationale de diligence/vigilance ? Il semblerait que certains recours cherchent ainsi à mettre en cause la responsabilité solidaire administrative ou "civile" de l’État (Kavumu) : de quelles obligations les États doivent-ils rendre compte ? Devant les juridictions régionales de protection des droits de l'homme (Cour européenne, Cour africaine, Cour interaméricaine), comment les normes primaires identifiées dans l’axe 1 du projet VSEG peuvent-elles être invoquées au service d’une responsabilisation des États ? Enfin, la Cour internationale de Justice, organe strictement interétatique, a connu deux affaires particulièrement intéressantes, prometteuses pour renforcer l'effectivité de la lutte contre l’impunité des violences de masse : dans l'affaire RDC c. Ouganda, des crimes de masse ont mené à la condamnation d’un État et à une phase réparatoire inédite (CIJ, arrêt du 9 février 2022). Dans l'affaire Gambie c. Myanmar, la Gambie, État non lésé directement, développe un intérêt à agir fondé sur une cause d’intérêt commun et des normes erga omnes ou impératives (génocide), en défense du peuple Rohingya (affaire pendante). Des plaidoiries ont eu lieu qui évoquent des violences sexuelles. Cela peut ouvrir un chemin prometteur en droit de la responsabilité internationale des États. 

Axe 3 du projet

Comment améliorer la réparation holistique des enfants victimes ?

Coordination : Adelaïde Blavier 

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Du point de vue psychologique et socio-économique, comment réintégrer les enfants victimes dans la société ? Comment améliorer leur prise en charge et les accompagner dans les processus de justice ? Faut-il une justice, et quelles formes de justice ? Quels recours ? Quels juges ? Quelles réparations ? De multiples questions se posent encore ici, qui requièrent une équipe très pluridisciplinaire. Sous l’angle des États, on affirme souvent qu’il n’y a pas de paix sans justice. À l’échelle d’un individu ou d’une famille, peut-il y avoir une paix intérieure sans justice ? Les préjudices médicaux, psychologiques, socio-économiques, touchent tant l’enfant que ses parents, ses frères et sœurs, sa famille, son village, sa communauté. La justice pénale ne fait aucune place directe à la réparation pour les victimes, et les maltraite bien souvent. Dès lors, on peut s’interroger sur les moyens d’améliorer la place des enfants dans les procédures judiciaires. Le principe du "one-stop-center" y contribue déjà, qui mène à limiter le nombre de fois où la personne raconte et revit son traumatisme. 

Les enfants sont également parfois eux-mêmes auteurs de violences sexuelles, pour des raisons étudiées dans l’axe 1. Or, peu d’études portent sur leur prise en charge dans une procédure judiciaire qui mènerait efficacement à leur réinsertion, hormis pour étudier l’irresponsabilité des enfants-soldats de moins de 15 ans. En face, comment recueillir preuves et témoignages auprès des enfants ? On cherchera à identifier les spécificités de la justice des mineurs et de la justice pour les mineurs dans les conflits armés. 

La justice judiciaire n’est pas la seule possibilité de réparation, loin s’en faut. Réparer sans punir, telle est peut-être une solution, qui verrait la responsabilité civile dissociée de la responsabilité pénale, à l’instar des mécanismes de solidarité pour l’indemnisation de victimes d’attentats. La voie des fonds d’indemnisation internationaux semble par exemple s’ouvrir, tel le "fonds mondial pour les survivantes" ou le "fonds d’affectation spéciale des Nations Unies pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes".

En outre, la réparation peut prendre de multiples formes, selon la logique de la "justice transitionnelle", telles que celles indiquées à l’Église en France par la Commission Sauvé en octobre 2021 (reconnaissance de la violation grave des droits, mesures de prévention, programmes de sensibilisation, etc.) La rescolarisation est ici un objectif essentiel. Or, si les enfants victimes peuvent en être bénéficiaires, il ne faut pas négliger les graves difficultés rencontrées par les enfants nés du viol, qui, qualifiés d’enfants-serpents, sans statut social ni juridique, sont majoritairement exclus de leur communauté comme de leur propre famille. Au-delà, les enfants peuvent être victimes d’un crime commis contre leurs ascendants, ce qui se traduit par la notion de "préjudice transgénérationnel" que commence à développer la Cour pénale internationale (affaires Katanga et Ntaganda).

Quelques réalisations des chercheurs VSEG

4e Congrès mondial de la Chaire Denis Mukwege

L’Université d’Angers accueillera le 4e Congrès mondial de la Chaire Denis Mukwege qui se tiendra du 5 au 7 juin 2024 sur le thème "Violences sexuelles et enfance en guerre".

Ce 4e Congrès mondial a pour ambition de réunir et de faire dialoguer des chercheurs de diverses disciplines (médecins, psychologues, juristes, anthropologues, historiens, économistes, philosophes) travaillant sur le thème des violences sexuelles commises en temps de conflit armé affectant les enfants. Conçu de manière interactive, il intégrera également les représentants des ONG et des praticiens engagés sur le terrain et travaillant sur ce sujet.

Appel à contributions ouvert jusqu'au 20 décembre 2023

– Décembre 2023 –

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