Dans le cadre de la chaire Habitabilité de la Terre et transitions justes, Nastassja Martin a entamé une grande enquête sur un projet de développement d’hydrogène vert au Chili, doublée d’une réflexion sur les cosmologies du sous-sol. Plus que des populations autochtones situées porteuses de cosmologies particulières, ses terrains actuels l’ont poussée à enquêter sur un projet économique de grande ampleur à l’origine de fortes tensions. Total Eren, aux côtés d’autres entreprises multinationales, a lancé récemment le projet d’hydrogène vert nommé "H2 Magallanes". L’entreprise a sécurisé de vastes terrains privés en Patagonie, région battue par des vents forts et constants. Le projet est constitué d’une grande installation éolienne associée à des dispositifs d’électrolyse, d’une usine de dessalement, d’une usine de production d’ammoniac et d’infrastructures portuaires permettant de transporter l’ammoniac vert et l’hydrogène.
Un tel projet met déjà en mouvement l’ensemble des éléments des controverses auxquelles nous sommes habitués dans les démocraties techniques : impacts biologiques, risques pour les sols et les réseaux aquifères, expropriations foncières. Au Chili, ces enjeux sont redoublés par l’histoire coloniale dont héritent ces territoires : les 15 000 éoliennes seront placées sur des terrains privés acquis par les grands propriétaires (ganaderos) l’arme au poing pendant toute la période coloniale ; des populations autochtones continuent tant bien que mal de survivre sur ces territoires, en se liant aux êtres et entités qui les composent.
Il n’est aujourd’hui plus souhaitable de faire de l’anthropologie en s’intéressant uniquement aux cultures et aux cosmologies des peuples autochtones et en faisant comme si elles n’étaient pas parties prenantes d’un monde secoué par les tensions environnementales et économiques. Symétriquement, les grands projets techniques qui sous-tendent le projet de transition énergétique mondiale ne peuvent être réduits à une seule variable, comme ils le sont trop souvent : les tonnes de CO2 économisées. Ils doivent être analysés dans toute l’épaisseur des mondes qu’ils mettent en tension et emportent avec eux.
L’étude d’un tel projet de transition énergétique représente un cas d’école de la question centrale de cette chaire : celle de l’habitabilité de la Terre. Pour maintenir la planète habitable, quels changements de mondes sont-ils nécessaires, par-delà les aspects purement techniques de la transition ? Des fonds publics-privés ayant déjà été délivrés pour favoriser la collaboration franco-chilienne accompagnant ce projet d’une entreprise française au centre de l’actualité, l’institution de la recherche française a elle aussi un rôle majeur à jouer dans cette question.
Le deuxième volet du projet chilien concerne la question des mines dans le nord du pays. Si le changement climatique bouleverse notre rapport à l’atmosphère, à l’eau, à l’occupation des terres, la transition énergétique reconfigure, elle, notre rapport au sous-sol. Les éoliennes, comme l’ensemble des technologies de transition, représentent un besoin en métaux et une expansion minière sans précédent. Plus largement, la transition investit le sous-sol non pas seulement comme lieu d’extraction (de métaux, de combustibles, d’eau) mais aussi de stockage : des déchets nucléaires ou du CO2. Si l’anthropologie peut ici avoir un rôle, c’est en interrogeant les mythes, les cosmologies, les savoirs et les techniques du sous-sol, comme les manières de l’habiter et ses conditions de travail. La question minière au Chili n’est pas nouvelle : zinc, or, cuivre, argent, rhénium, lithium, les mines concentrées dans la région Norte Grande comptent parmi les plus importantes au monde. Dans ces mines, on trouve des paysans, descendants des populations autochtones christianisées pendant le processus colonial, Aymara, Changos, Diaguitas, Chiquiyanes, Picunches, Pehuenches, Mapuche, en ce qui concerne la moitié nord. Pour enquêter sur la question, Nastassja Martin travaille avec un collectif Aymara situé dans la région d’Arica au nord du Chili, et interroge la diversité de leurs relations aux éléments (montagnes et rivières principalement) sujets à l’extraction minière.
Cette question située déborde par ailleurs largement les frontières du Chili : l’exploitation du sous-sol, prise dans un vaste ensemble d’interrelations matérielles et symboliques, ne concerne plus seulement des territoires lointains. L’industrie minière avait en partie été externalisée hors d’Europe : elle va revenir sur le vieux continent, de la réouverture de mines de lignite aux exploitations nouvelles de lithium. Comment les mythes amérindiens résonnent-ils avec les projets croissants d’exploitation minière, mais aussi avec nos représentations et mythes antiques et modernes du sous-sol ? Quelles différences anthropologiques séparent les relations modernes d’autres modes de relation au sous-sol ? Lors de l’implémentation de projets d’exploitation, quelle place occupent les cosmologies du sous-sol et quelles relations entretiennent-elles avec des enjeux de subsistance ? Comment ces cosmologies s’incarnent-elles et sont-elles mises en jeu dans le débat public ?
Pour répondre à ces questions d’extraction liées à la transition, Nastassja Martin s’est associée à des chercheurs chiliens (anthropologues, biologistes, géographes, archéologues, conservateurs) à Santiago, Punta Arenas et Arica, avec lesquels elle travaille à l’émergence d’un collectif de recherche transatlantique sur la question de l’hydrogène et des manières alternatives de s’y rapporter.