La Lettre de l'ISJPS n° 20
Habitabilité de la Terre et transitions justes

L'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne est une unité mixte de recherche pluridisciplinaire réunissant juristes et philosophes. Il développe une réflexion transversale sur le devenir des normes et des catégories face aux défis du monde contemporain. La Lettre de l’ISJPS porte tous les deux mois un regard approfondi sur les activités de recherche de l’UMR.

Titulaire de la chaire de professeur junior Habitabilité de la Terre et transitions justes (CPJ TERRHATAJ, 2023-2026) de l’ISJPS, la chercheuse Nastassja Martin expose dans cette Lettre son projet de recherche. Après un entretien en trois questions, elle présente la grande enquête qu’elle mène sur des projets de développement de l’hydrogène vert au Chili. Il sera enfin question du séminaire pluridisciplinaire de la chaire qu’elle organise à dater de février 2024.

Entretien avec Nastassja Martin, titulaire de la chaire de professeur junior Habitabilité de la Terre et transitions justes de l’ISJPS

En quoi consiste votre projet de recherche ?

Mon projet de recherche dans la longue durée vise à proposer une anthropologie comparée des réponses aux crises environnementales. Mon travail part du constat suivant lequel les collectifs autochtones que nous étudions sont aux avant-postes des bouleversements environnementaux et climatiques : ils en subissent les effets depuis de nombreuses années. Plus encore, ces bouleversements viennent souvent amplifier les conséquences d’une histoire coloniale qui perdure sous forme de politiques d’assimilation étatiques et d’impératifs extractivistes.  De là découlent les questions principales qui sous-tendent l’ensemble de mon travail : Comment d’autres sociétés, informées par d’autres ontologies, répondent aux crises environnementales, y compris dans des contextes où elles sont redoublées par des crises politiques ? Quelle place pourrait prendre l’anthropologie, en dialogue avec les autres disciplines, pour décaler et décentrer les réponses modernes à la crise environnementale, souvent bloquées entre effondrismes et progressismes ? Pour le dire autrement, comment diversifier nos rapports au changement climatique et faire sentir à nos contemporains non plus seulement la réalité des faits climatiques du GIEC, mais aussi les manières dont de nombreux collectifs sont déjà en train d’y répondre, informés par d’autres cosmologies que la nôtre ? 

Sur quels axes travaillez-vous pour traiter ces problématiques ? 

Pour répondre à ces questions, j’ai proposé une réévaluation de l’animisme comme réponse à l’instabilité environnementale, renouvelant ainsi son interprétation classique, tout en développant une analyse du rapport entre exploitation et protection de la nature. J’ai montré qu’exploitation extractive des ressources minières d’un côté et protection de la nature sauvage dans la logique classique de la conservation de l’autre ne constituaient pas des attitudes opposées (comme on les présente classiquement) mais étaient les deux faces d’une même pièce, propre au rapport moderne à la nature. Cette enquête a été prolongée dans mon dernier livre par une analyse comparée des rapports nature/culture et des politiques d’assimilation par les États. J’ai cherché à comprendre les raisons pour lesquelles, du côté soviétique, la diversité des identités ethniques fut appelée à s’intégrer à la société colonisatrice en se fondant dans une collection de cultures exhibées (les danses scéniques notamment) quand, du côté américain, elle fut assimilée à la société colonisatrice sous la forme d’agents économiques maximisant leur profit (dans le cas des indigènes associés à l’exploitation du territoire) ou en tant qu’ambassadeurs (légitimes puisque traditionnels) de la nature sauvage à protéger. J’ai également enquêté sur l’actualité des mythes et des rêves pour saisir les dérèglements écologiques, et montré comment ils sont actualisés par nombre de collectifs autochtones aux prises avec le changement climatique, et utilisés comme autant de cartographies mentales permettant de se ressaisir des instabilités écologiques.  

Mon dernier axe de travail propose ce que je nomme une ethnométaphysique des éléments, c’est-à-dire une prolongation de l’anthropologie philosophique et des ethnologies animistes dans des directions nouvelles, incluant les éléments physiques des milieux. J’ai observé sur le terrain des pratiques qui n’ont jusqu’à présent que peu été documentées par les ethnologues : les Even, parmi tant d’autres collectifs, s’adressent aux éléments – les rivières, les nuages, le feu – de la même manière que les ethnologies des cosmologies animistes ont montré qu’elles comportaient généralement des formes d’adresse aux êtres vivants. Le franchissement d’une barrière ontologique singulière (des êtres vivants aux éléments), constitue pour moi une réflexion décisive pour aborder la manière dont des collectifs autochtones prennent en charge ce que nos savoirs modernes étudient en climatologie et en géophysique, et pour enrichir les questions écologiques portant sur le seul "vivant".

Comment vos travaux s’inscrivent-ils dans les thématiques de recherche de l’ISJPS ?

L’insertion de ce projet au sein de l’ISJPS est une opportunité unique, étant donné la nature interdisciplinaire de mon travail et la nécessité du débat entre l’ensemble des sciences humaines et sociales (découlant des enjeux au centre de cette chaire). Mon travail d’anthropologie est en dialogue avec la philosophie –l’épistémologie des sciences sociales, la philosophie de la nature, l’éthique environnementale, les réflexions sur les normes, l’histoire et philosophie des sciences et des techniques – mais aussi avec les sciences juridiques – des droits d’usages autochtones (chasse, pêche, cueillette, agriculture et élevage) aux législations environnementales (exploitation/protection de la nature) en passant par le droit foncier (appropriations étatiques et privées des terres, rachat de terres par les autochtones). Ces croisements disciplinaires seront incarnés dans le séminaire de la chaire.

Pour aller plus loin

Nastassja Martin, À l'est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, La Découverte, 2022

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Enquête : habitabilité, hydrogène et extraction minière

Dans le cadre de la chaire Habitabilité de la Terre et transitions justes, Nastassja Martin a entamé une grande enquête sur un projet de développement d’hydrogène vert au Chili, doublée d’une réflexion sur les cosmologies du sous-sol. Plus que des populations autochtones situées porteuses de cosmologies particulières, ses terrains actuels l’ont poussée à enquêter sur un projet économique de grande ampleur à l’origine de fortes tensions. Total Eren, aux côtés d’autres entreprises multinationales, a lancé récemment le projet d’hydrogène vert nommé "H2 Magallanes". L’entreprise a sécurisé de vastes terrains privés en Patagonie, région battue par des vents forts et constants. Le projet est constitué d’une grande installation éolienne associée à des dispositifs d’électrolyse, d’une usine de dessalement, d’une usine de production d’ammoniac et d’infrastructures portuaires permettant de transporter l’ammoniac vert et l’hydrogène.

Un tel projet met déjà en mouvement l’ensemble des éléments des controverses auxquelles nous sommes habitués dans les démocraties techniques : impacts biologiques, risques pour les sols et les réseaux aquifères, expropriations foncières. Au Chili, ces enjeux sont redoublés par l’histoire coloniale dont héritent ces territoires : les 15 000 éoliennes seront placées sur des terrains privés acquis par les grands propriétaires (ganaderos) l’arme au poing pendant toute la période coloniale ; des populations autochtones continuent tant bien que mal de survivre sur ces territoires, en se liant aux êtres et entités qui les composent.

 Il n’est aujourd’hui plus souhaitable de faire de l’anthropologie en s’intéressant uniquement aux cultures et aux cosmologies des peuples autochtones et en faisant comme si elles n’étaient pas parties prenantes d’un monde secoué par les tensions environnementales et économiques. Symétriquement, les grands projets techniques qui sous-tendent le projet de transition énergétique mondiale ne peuvent être réduits à une seule variable, comme ils le sont trop souvent : les tonnes de CO2 économisées. Ils doivent être analysés dans toute l’épaisseur des mondes qu’ils mettent en tension et emportent avec eux.

L’étude d’un tel projet de transition énergétique représente un cas d’école de la question centrale de cette chaire : celle de l’habitabilité de la Terre. Pour maintenir la planète habitable, quels changements de mondes sont-ils nécessaires, par-delà les aspects purement techniques de la transition ? Des fonds publics-privés ayant déjà été délivrés pour favoriser la collaboration franco-chilienne accompagnant ce projet d’une entreprise française au centre de l’actualité, l’institution de la recherche française a elle aussi un rôle majeur à jouer dans cette question. 

Le deuxième volet du projet chilien concerne la question des mines dans le nord du pays. Si le changement climatique bouleverse notre rapport à l’atmosphère, à l’eau, à l’occupation des terres, la transition énergétique reconfigure, elle, notre rapport au sous-sol. Les éoliennes, comme l’ensemble des technologies de transition, représentent un besoin en métaux et une expansion minière sans précédent. Plus largement, la transition investit le sous-sol non pas seulement comme lieu d’extraction (de métaux, de combustibles, d’eau) mais aussi de stockage : des déchets nucléaires ou du CO2. Si l’anthropologie peut ici avoir un rôle, c’est en interrogeant les mythes, les cosmologies, les savoirs et les techniques du sous-sol, comme les manières de l’habiter et ses conditions de travail. La question minière au Chili n’est pas nouvelle : zinc, or, cuivre, argent, rhénium, lithium, les mines concentrées dans la région Norte Grande comptent parmi les plus importantes au monde. Dans ces mines, on trouve des paysans, descendants des populations autochtones christianisées pendant le processus colonial, Aymara, Changos, Diaguitas, Chiquiyanes, Picunches, Pehuenches, Mapuche, en ce qui concerne la moitié nord. Pour enquêter sur la question, Nastassja Martin travaille avec un collectif Aymara situé dans la région d’Arica au nord du Chili, et interroge la diversité de leurs relations aux éléments (montagnes et rivières principalement) sujets à l’extraction minière.

Cette question située déborde par ailleurs largement les frontières du Chili : l’exploitation du sous-sol, prise dans un vaste ensemble d’interrelations matérielles et symboliques, ne concerne plus seulement des territoires lointains. L’industrie minière avait en partie été externalisée hors d’Europe : elle va revenir sur le vieux continent, de la réouverture de mines de lignite aux exploitations nouvelles de lithium. Comment les mythes amérindiens résonnent-ils avec les projets croissants d’exploitation minière, mais aussi avec nos représentations et mythes antiques et modernes du sous-sol ? Quelles différences anthropologiques séparent les relations modernes d’autres modes de relation au sous-sol ? Lors de l’implémentation de projets d’exploitation, quelle place occupent les cosmologies du sous-sol et quelles relations entretiennent-elles avec des enjeux de subsistance ? Comment ces cosmologies s’incarnent-elles et sont-elles mises en jeu dans le débat public ? 

Pour répondre à ces questions d’extraction liées à la transition, Nastassja Martin s’est associée à des chercheurs chiliens (anthropologues, biologistes, géographes, archéologues, conservateurs) à Santiago, Punta Arenas et Arica, avec lesquels elle travaille à l’émergence d’un collectif de recherche transatlantique sur la question de l’hydrogène et des manières alternatives de s’y rapporter. 

Pour aller plus loin

  • Visiter le site du MUCAM, Museo Campesino en Movimiento, ONG créée en 2015 dont la mission principale est de préserver et d'encourager les stratégies de développement social autour du monde rural riche et diversifié du Chili, grâce au travail d'un groupe de professionnels et de non-professionnels de différentes disciplines (anthropologie, architecture, communication, arts visuels, œnologie, ingénierie, histoire).
  • Visiter le site du Museo de Historia Natural Río Seco, qui a pour mission de développer des espaces de rencontre autour de la valorisation du patrimoine naturel et culturel de la région de Magallanes et de l'extrême sud du continent américain, avec un intérêt particulier pour la convergence et le dialogue entre les différentes disciplines et formes de connaissance.

Cycle de séminaires pluridisciplinaires de la chaire

Des chercheurs de différents horizons théoriques seront invités à partager leurs travaux et réflexions dans le cadre du séminaire pluridisciplinaire « Habitabilité de la Terre et transitions justes ». Ce cycle de séminaires se déroulera sur toute la durée de la chaire, à raison de quatre séances par an. Trois grands thèmes seront abordés dans les trois ans à venir : la question climatique, la transition énergétique et les réponses alternatives aux crises systémiques. Les chercheurs invités viennent de l’histoire et l’histoire des sciences, l’anthropologie, la géographie, l’économie, la philosophie, le droit, les SST. Le séminaire accueillera également des acteurs qui ne viennent pas nécessairement du monde académique. La pluralisation des outillages conceptuels permettant de saisir la problématique de l’habitabilité sous différents angles remettra au travail le récit dominant de la crise écologique et climatique. L’ensemble du séminaire devrait être en mesure de proposer un décalage quant aux manières de penser la crise systémique – de la question climatique aux écocides en passant par l’entreprise coloniale ayant tenté de réduire au silence toutes les formulations de mondes non naturalistes. 

"Que se passe-t-il vraiment et quoi faire ?" est devenue une question collective. Pour y répondre, le GIEC nous explique que la fenêtre pour maintenir le réchauffement sous 1,5 degrés se referme et qu’il faut se préparer à des scénarios plus durs ; nous parle du possible "emballement climatique" ; des "événements de faible probabilité à hauts risques" qui peuvent devenir la norme. L’incertitude s’est convertie en mot d’ordre : on ne connaît pas les probabilités, mais on sait qu’un scénario à + 4 degrés à la fin du siècle est possible ; la zone d’habitabilité du futur est inconnue, mais le voyage est sans retour. Quelles sont les solutions proposées ? Si on arrête les émissions demain, peut-être qu’on stabilisera le climat. Corollairement, les entrepreneurs de la transition énergétique sont des alliés, puisqu’ils revendiquent la décarbonisation comme première mission avant le profit. Enfin, diverses techniques de géoingénierie devront certainement être utilisées pour renforcer la transition et décarboner plus rapidement l’atmosphère. 

Depuis la focale anthropologique, il est impossible d’adhérer à ce récit, parce qu’il témoigne d’une dysmétrie fondamentale dans la formulation même du problème – et donc des voies de sortie possibles : la problématique "climat" (comme celle de "biodiversité", parmi tant d’autres) est toujours énoncée depuis les centres de pouvoirs occidentaux, malgré leur incapacité à implémenter des politiques efficaces en termes d’habitabilité. L’émancipation des humains modernes ne peut plus passer par l’annexion innovante mais toujours coloniale de nouveaux territoires, ces derniers n’ont plus à subir nos cycles de relances modernisatrices. Si le mythe de la substitution d’un modèle énergétique par un autre bat son plein aux niveaux économique et médiatique, nous devons, depuis les sciences humaines et sociales, travailler à l’émergence de nouveaux mythes à même d’alimenter autrement nos imaginaires intellectuels et politiques. Après avoir rehistoricisé les concepts propres à la réflexivité environnementale actuelle, et décrit les manières dont les institutions politiques et les entreprises de la transition énergétique tentent de résoudre le problème, nous travaillerons sur d’autres réponses possibles, qui passent par d’autres types de relation aux êtres et entités qui forment un monde.

Séminaire 2024
La question climatique

– Février 2024 –

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