Walter Benjamin avait réfléchi en 1939 sur les effets induits par l’apparition des nouvelles possibilités techniques de reproduction des œuvres d’art. Moins d’un siècle plus tard, les séries télévisées sont au cœur du développement des industries culturelles, qui sont en train de transformer la définition et les fonctions même de l’art. C’est bien une mutation du champ culturel, de ses hiérarchies et de ses fonctions qui est en train de s’opérer.
Les séries, qui ont pris le relais du cinéma en matière d’impact culturel global, n’ont pas fait l'objet d’une attention aussi importante de la part des chercheurs, bien que leur ambition morale et politique soit explicite et qu’un corpus de grandes séries – "classiques" – ait émergé depuis les années 1990. Tout comme la recherche et la critique ont longtemps sous-évalué les œuvres de fiction sérielle à quelques exceptions près, les systèmes de diffusion sous-estiment les spectateurs. Leur réception s’est construite non dans les salles obscures et publiques mais d’abord dans l’univers domestique, où la télévision est un meuble, les œuvres, des supports de publicité (le "soap") et le public, souvent des spectatrices. La série est un medium mineur, qui met en scène l’univers familial ou de la sociabilité proche. C’est en passant à la description d’univers professionnels (médicaux, juridiques, policiers, espionnage…) que les séries ont acquis une place nouvelle, devenant une ressource pour l’information et l’éducation du public.
La série Buffy contre les vampires, par exemple, a joué dans les années 1990 un rôle non négligeable pour la promotion de l’égalité des sexes et des sexualités auprès de son public adolescent ; les séries 24 h, démarrée au lendemain du 11 septembre 2001, Homeland, Fauda ont révélé les vulnérabilités des démocraties engagées dans une lutte globale contre le terrorisme ; en Europe, les séries Baron noir, La Fièvre ou Hippocrate (France), La Casa de Papel (Espagne), Esterno Notte (Italie) visent la formation politique d’un public devenu parfois cynique, voire un réenchantement de la vie démocratique. La série ukrainienne Serviteur du peuple a porté son showrunner Zelensky au pouvoir. La multiplication des séries post-apocalyptiques (The Walking Dead, The Leftovers, The Handmaid’s Tale, The Last of Us) signale une attention croissante aux effondrements environnemental, sanitaire ou politique.
Le projet ERC Advanced DEMOSERIES a analysé un genre spécifique : les séries télévisées qui se déroulent "dans les coulisses" de régimes démocratiques confrontés aux menaces terroristes internes et externes depuis le 11 septembre 2001. En Europe, aux États-Unis, en Israël, le nombre de séries révélant les coulisses des régimes démocratiques aux prises avec le terrorisme est en constante augmentation. L'ambition de DEMOSERIES a été de modifier les perspectives politiques et morales sur la culture populaire en montrant comment elle se diffuse dans le cas de la sécurité et du terrorisme et de la surveillance. Elle crée des valeurs partagées et partageables à travers la circulation et la discussion d'un matériel accessible à tous ; elle est un facteur majeur dans la création et la préservation des espaces démocratiques en période de crise.
Thibaut, vous êtes membre de l’ERC DEMOSERIES depuis ses débuts et, en plus de participer aux activités de recherche, vous préparez votre thèse au sein du projet.
Sous la direction de Sandra Laugier, je travaille effectivement à une thèse qui s’intitule Esthétique sérielle et transformation morale du spectateur. Je travaille sur un corpus de séries plus large que celui des séries sécuritaires sur lequel porte singulièrement le projet ERC DEMOSERIES. Toutefois, les séries sécuritaires constituent un excellent exemple de cet impact moral et politique des séries que j’essaie de cerner et de penser.
Les séries sécuritaires familiarisent en effet les spectateurs avec un ensemble de menaces contemporaines qui pèsent directement sur les démocraties. Elles les familiarisent également avec le travail, plus ou moins ordinaire, des services de sécurité chargés de lutter contre ces menaces. Ainsi, des séries comme Homeland (Showtime, 2011-2020), Le Bureau des légendes (Canal +, 2015-2020) ou, plus récemment, Cœurs noirs (Prime Vidéo, 2023) ou encore The Undeclared War (BBC, 2023) fournissent des représentations communes et partagées de menaces complexes dont les fils se tirent le plus souvent dans l’ombre ou dans les coulisses du réel ordinaire des régimes démocratiques. En élargissant l’expérience de leurs audiences sur des sujets et des enjeux habituellement réservés à des experts, ces séries participent à l’extension du principe démocratique de transparence et contribuent à la formation des audiences citoyennes en les requalifiant dans leur responsabilité morale et politique.
Comment des fictions, usant de tous les ressorts du storytelling et des artifices les plus divertissants, peuvent-elles avoir un tel impact ? Cela conduit à interroger plus largement la réception des séries télévisées, à enquêter sur la manière dont elles sont effectivement reçues et perçues par leurs audiences.
À l’hiver 2022, l’ERC DEMOSERIES a donc mené une vaste enquête de réception, avec le soutien des sociologues Hervé Glévarec (CNRS – Cerlis) et Clément Combes (Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle – Irmeccen). J’ai longuement travaillé avec eux à l’analyse des résultats et notamment au traitement des questions ouvertes que comportait le questionnaire sur les "effets des séries" sur celles et ceux qui les regardent. Il apparaît ainsi que plus des deux-tiers des spectateurs français de séries s’accordent sur le fait que les séries qu’ils regardent les marquent et les font réfléchir. Un tiers va même jusqu’à reconnaître qu’une série a déjà modifié sa "vision du bien et du mal".
Loin de les réduire à un simple effet de divertissement, d’évasion ou de suspension du réel, les enquêtés font donc majoritairement état de la façon dont les séries qu’ils regardent élargissent leur expérience et affinent leur perception de différents registres du réel (social, professionnel, politique, relationnel). Les séries regardées, citées et commentées par les enquêtés constituent ainsi pour eux des ressources de familiarisation avec les complexités sociales, politiques, morales, relationnelles qui tissent la réalité dans laquelle ils vivent. Il devient donc possible de penser que si les séries sont tant regardées par les Français, ce n’est pas tant qu’elles s’imposent à eux comme des armes de captation massive de leur temps de cerveau disponible, mais au contraire comme les moyens d’un apprentissage, voire d’une émancipation individuelle et collective.
Ce travail, dans sa dimension philosophique et par son aspect sociologique, s’inscrit donc dans une "philosophie de la réception" qui reste à caractériser précisément, mais qui puise à la fois dans les réflexions d’un Umberto Eco et dans la philosophie du cinéma de Stanley Cavell. Il devient possible de penser et de décrire une puissance morale et politique de ces fictions populaires, à l’endroit même – la télévision, élargie aux plateformes de streaming – où, depuis longtemps, on les soupçonne d’aliéner leurs audiences.
Dans le cas singulier des séries sécuritaires, cela permet de comprendre comment mettre en scène la vulnérabilité des démocraties libérales peut pourtant contribuer à leur renforcement. Parce que l’attachement aux séries, à travers l’attachement à leurs personnages et à leur esthétique singulière des coulisses, régénère la vie démocratique ordinaire.
L'équipe de DEMOSERIES :
Camille Braune (assistante de recherche), Alexandre Diallo (post doctorant), Quentin Gervasoni (post doctorant), Sandra Laugier (porteuse du projet), Thibaut de Saint Maurice (doctorant), Tatsiana Zhurauliova (post doctorante)